Le droit de préemption des collectivités locales : un outil stratégique d’aménagement du territoire

Le droit de préemption confère aux collectivités locales un pouvoir d’acquisition prioritaire sur certains biens immobiliers mis en vente. Cet instrument juridique leur permet de mener à bien des projets d’intérêt général en matière d’urbanisme, de logement ou de développement économique. Bien que controversé, le droit de préemption s’est imposé comme un levier incontournable de l’action publique locale. Son exercice obéit toutefois à un cadre strict, visant à concilier les prérogatives des collectivités avec les droits des propriétaires privés.

Fondements et objectifs du droit de préemption

Le droit de préemption trouve son origine dans la volonté des pouvoirs publics de maîtriser le foncier pour mettre en œuvre des politiques d’aménagement cohérentes. Instauré progressivement depuis les années 1950, il s’est considérablement étendu pour devenir un outil majeur à la disposition des collectivités locales.

Les objectifs poursuivis à travers l’exercice du droit de préemption sont multiples :

  • Constituer des réserves foncières en vue de projets futurs
  • Lutter contre la spéculation immobilière
  • Préserver des espaces naturels ou agricoles
  • Revitaliser des centres-villes ou quartiers dégradés
  • Développer le logement social

Le Code de l’urbanisme encadre strictement les motifs pouvant justifier une préemption. Celle-ci doit s’inscrire dans une stratégie globale d’aménagement du territoire communal ou intercommunal. Les collectivités ne peuvent donc pas préempter de manière arbitraire ou à des fins purement financières.

L’exercice du droit de préemption implique une veille foncière active de la part des services municipaux ou intercommunaux. Ceux-ci doivent être en mesure d’identifier rapidement les opportunités d’acquisition correspondant aux projets de la collectivité. La préemption s’effectue en effet dans des délais contraints, généralement deux mois à compter de la réception de la déclaration d’intention d’aliéner.

Les différents types de droits de préemption

Il existe plusieurs régimes de droit de préemption, aux champs d’application et modalités d’exercice distincts :

Le droit de préemption urbain (DPU)

Le DPU constitue le régime de droit commun. Il peut être instauré par délibération sur tout ou partie des zones urbaines et à urbaniser délimitées par le plan local d’urbanisme. Son titulaire est la commune ou l’établissement public de coopération intercommunale compétent en matière de PLU.

Le DPU s’applique à la plupart des mutations à titre onéreux : ventes, échanges, apports en société, etc. Sont notamment concernés les immeubles bâtis, les terrains nus, les droits sociaux donnant vocation à l’attribution d’un immeuble.

Le droit de préemption dans les zones d’aménagement différé (ZAD)

Les ZAD sont des périmètres créés par arrêté préfectoral en vue de la réalisation d’un projet d’aménagement. Le droit de préemption y est exercé soit par la collectivité, soit par un établissement public foncier. Sa durée est limitée à 6 ans, renouvelable une fois.

Ce régime permet d’intervenir sur des secteurs plus larges que le DPU, y compris en zones naturelles ou agricoles. Il vise à constituer des réserves foncières à moyen terme.

Les droits de préemption spécifiques

D’autres droits de préemption répondent à des enjeux particuliers :

  • Le droit de préemption dans les espaces naturels sensibles, exercé par les départements
  • Le droit de préemption commercial, permettant aux communes de préserver le commerce de proximité
  • Le droit de préemption sur les cessions de fonds artisanaux, fonds de commerce et baux commerciaux

Ces régimes obéissent à des règles spécifiques en termes de champ d’application, de bénéficiaires et de procédure. Leur articulation avec le DPU peut s’avérer complexe dans certains cas.

La procédure d’exercice du droit de préemption

L’exercice du droit de préemption obéit à une procédure stricte, visant à garantir la transparence des opérations et les droits des propriétaires.

La déclaration d’intention d’aliéner (DIA)

Toute cession d’un bien soumis au droit de préemption doit faire l’objet d’une déclaration d’intention d’aliéner adressée à la collectivité titulaire du droit. Cette déclaration comporte des informations précises sur le bien (description, prix, conditions de vente) et doit être établie selon un formulaire réglementaire.

La DIA marque le point de départ du délai de deux mois dont dispose la collectivité pour se prononcer. Ce délai peut être prolongé d’un mois en cas de demande de communication de documents complémentaires.

La décision de préemption

La décision de préempter relève généralement de l’exécutif local (maire ou président d’EPCI), sur délégation du conseil municipal ou communautaire. Elle doit être motivée et mentionner les références aux textes applicables.

La collectivité peut décider :

  • D’acquérir le bien au prix indiqué dans la DIA
  • De faire une offre à un prix inférieur
  • De renoncer à la préemption

En cas d’offre à un prix inférieur, le propriétaire dispose d’un délai de deux mois pour accepter ce prix, maintenir son prix initial ou renoncer à la vente. En l’absence de réponse, il est réputé avoir renoncé à l’aliénation.

La fixation judiciaire du prix

En cas de désaccord persistant sur le prix, la collectivité peut saisir le juge de l’expropriation dans un délai de 15 jours. Celui-ci fixera le prix en tenant compte de la valeur vénale du bien et des indemnités accessoires éventuelles.

Une fois le prix fixé judiciairement, chaque partie dispose d’un délai de deux mois pour accepter ce prix ou renoncer à l’opération. A défaut d’accord, le propriétaire retrouve sa liberté de disposer du bien.

Les limites et contraintes du droit de préemption

Si le droit de préemption confère d’importants pouvoirs aux collectivités, son exercice est encadré par diverses limites et contraintes.

Le contrôle de la légalité

Les décisions de préemption sont soumises au contrôle de légalité exercé par le préfet. Celui-ci vérifie notamment la compétence de l’auteur de l’acte, le respect des procédures et l’adéquation entre le motif invoqué et le projet poursuivi.

Le juge administratif exerce également un contrôle approfondi sur les décisions de préemption. Il s’assure en particulier de leur motivation et de leur proportionnalité au regard de l’intérêt général poursuivi.

Les contraintes financières

L’exercice du droit de préemption implique une capacité financière suffisante de la part des collectivités. Celles-ci doivent être en mesure de mobiliser rapidement les fonds nécessaires à l’acquisition des biens préemptés.

Par ailleurs, la collectivité qui renonce à acquérir un bien après l’avoir préempté s’expose à devoir indemniser le propriétaire du préjudice subi. Ce risque incite à une utilisation mesurée et réfléchie du droit de préemption.

L’obligation de réaliser le projet

La jurisprudence impose aux collectivités de mettre en œuvre effectivement le projet ayant justifié la préemption. A défaut, l’ancien propriétaire ou ses ayants-cause disposent d’un droit de rétrocession.

Ce droit peut être exercé si, dans un délai de 5 ans à compter de la préemption, le bien n’a pas été utilisé à des fins d’intérêt général. La collectivité doit alors proposer en priorité le bien à l’ancien propriétaire, au prix du marché.

Perspectives et enjeux futurs du droit de préemption

Le droit de préemption demeure un outil majeur des politiques locales d’aménagement, mais son exercice soulève des questions renouvelées dans un contexte de mutations urbaines et environnementales.

L’adaptation aux nouveaux enjeux territoriaux

Le droit de préemption est de plus en plus mobilisé pour répondre à des problématiques émergentes :

  • La lutte contre l’artificialisation des sols et l’étalement urbain
  • L’adaptation au changement climatique (prévention des risques naturels, îlots de fraîcheur)
  • La réhabilitation des friches industrielles et commerciales
  • Le développement des énergies renouvelables

Ces nouveaux enjeux appellent une réflexion sur l’évolution possible des régimes de préemption, pour les adapter aux besoins des territoires.

La recherche d’un équilibre entre prérogatives publiques et droits des propriétaires

L’exercice du droit de préemption reste perçu par certains comme une atteinte excessive au droit de propriété. Des voix s’élèvent régulièrement pour réclamer un encadrement plus strict de ce pouvoir exorbitant du droit commun.

Le législateur et la jurisprudence s’efforcent de trouver un point d’équilibre entre l’efficacité de l’action publique et la protection des droits individuels. Cette recherche se traduit notamment par :

  • Un renforcement des obligations de motivation et de transparence
  • Une meilleure information des propriétaires sur leurs droits
  • Un contrôle accru du juge sur la proportionnalité des décisions de préemption

Les défis de la dématérialisation

La dématérialisation croissante des procédures administratives impacte également l’exercice du droit de préemption. Depuis 2022, les déclarations d’intention d’aliéner doivent être transmises par voie électronique dans les communes de plus de 3500 habitants.

Cette évolution soulève des enjeux en termes de sécurité juridique, de protection des données personnelles et d’égalité d’accès au service public. Elle implique une adaptation des pratiques tant pour les collectivités que pour les professionnels de l’immobilier.

En définitive, le droit de préemption demeure un instrument incontournable de l’action publique locale. Son exercice requiert toutefois une expertise juridique et technique approfondie, ainsi qu’une vision stratégique claire des projets d’aménagement. Dans un contexte de mutations territoriales accélérées, les collectivités sont appelées à repenser leur utilisation de cet outil pour en faire un véritable levier de développement durable et équilibré de leurs territoires.